"La danse engagée selon Raimund Hoghe"
Extrait, en avant première, d'un manuscrit écrit par Lorrina Barrientos (Niclas) avec pour titre provisoire: "L'émergence du corps dans les arts et dans l'haleine de l'histoire"


Si un jour l’Humanité perd son narrateur, elle aura aussi perdu son enfance (Peter Handke), c’est-à-dire sa mémoire et les anges le monde, mais c’est un autre thème... Les artistes sont les anges charnels et laïques de la vie tangible, les narrateurs et notre enfance.
Le chorégraphe et interprète allemand Raimund Hoghe (1949) créait et peut-être crée encore, des œuvres plutôt longues dans lesquelles la pensée et la mémoire étaient les protagonistes, comme dans l’œuvre Chambre Séparée (1997), dans laquelle il racontait, en voix off, des évènements du quotidien, mémorisés, qui prenaient, sur scène, le temps de se narrer. Sur scène, pendant qu’il narrait, soit le geste anticipait la pensée soit, au contraire, la pensée était ce qui précédait l’action. En suivant le flux associatif, lent et capricieux de sa mémoire, l’interprète s’occupait à placer de symboliques miniatures, d’insolites objets qui apparaissaient sur la scène qui était devenu un espace cérébral. Pourtant, l’espace est aussi celui du temps réel. C’est aussi la vraie vie et il n’existe aucune frontière qui puisse déterminer radicalement où se déroulait l’action à laquelle on avait été conviés, si elle était dans l’esprit ou dans la vraie vie. Mais l’esprit qui se souvient, se souvient dans l’instant et en ce sens c’est aussi du temps réel... Sur scène, dans ses œuvres, le temps et la mémoire sont deux espaces qui jouent ensembles, parfois ils se superposent parfois ils s’éloignent l’un de l’autre.
Lui, il travaille avec son corps déformé comme s’il s’agissait d’une métaphore charnelle du territoire déformé de l’âme allemande. Il déplaçait continument le point d’interrogation dessiné par son dos bossu comme un acte subversif d’un Ange inachevé ; un ange dont les ailes ne seraient pas sorties, qui n’auraient pas pu, ou pas voulu se déployer hors de son corps. On regarde son dos mais c’est son dos qui questionne. Tous les anges ne sont-ils pas inachevés ? Si tous les anges attendaient de pouvoir devenir un jour des êtres humains, celui-ci, contrairement aux anges du cinéaste Wenders, retint ses ailes en lui et se mit en route pour vivre, pour assumer la vie. Il choisissait à la fois l’Humanité et une âme qui lui fut propre. Et il le faisait avec ce corps qui interroge tout. C’est sa courbe dorsale qui rendait concave l’espace dans lequel il s’appuyait quand il montait sur scène. Cette action — subversive —, cette déformation attire l’attention du spectateur en l’obligeant à voir. Voir exige un au-delà du regard. Voir quelque chose c’est l’accentuer, l’amplifier, le déformer comme une image produite par une loupe qui n’altère pas la réalité observée. L’intelligence et la sensibilité compléteront et corrigeront les déformations, et ainsi, faciliteront l’accès à une partie de la compréhension. Son dos est donc l’axe de toutes ses œuvres. De plus les actions subversives ne sont pas nécessairement spectaculaires et violentes : elles peuvent être subversives en silence mais jamais discrètes : dans le subversif, on exhibe toujours quelque chose qu’on a conduit au paroxysme. Sa forme dramaturgique consistait à prêter sa courbure physique à l’espace et ensuite remplir ce surplus d’espace avec des expériences mentales. Il prêtait ainsi aussi son espace interne tordu. Unis entre eux et aléatoires surgissaient des murmures qui passaient directement de sa mémoire à la scène, sur laquelle il disposait sans cesse les mêmes objets simples qui obtiennent de la sorte, une étrange noblesse : il déplaçait le mystère de ses objets muets qui étaient ses protagonistes. En fonction de la disposition de ces objets muets qui reposaient sur le sol, l’espace changeait constamment de diagonale. C’est sur le sol de son âme que se couchaient ses souvenirs auxquels l’artiste offrait une scène dans un théâtre. C’est alors que la scène devint une cavité mentale. Aussi, parfois, les images mélancoliques des temps révolues, adorés et inquiétants, étaient projetées sur leurs murs. Par ces murs poreux, ceux du théâtre, passait, là-bas, au loin, une musique populaire qui s’infiltrait sur scène. On pouvait le voir alors disposer encore et encore ses souvenirs selon leur arrivée, sans déterminer pour eux aucun ordre, aucun lieu a priori. Et, puisque les souvenirs ont l’habitude d’être errants et même vagues, il profitait de chaque objet concret, une photo, un livre, des choses du quotidien, capables, comme la Madelaine de Proust (1871-1922), d’attirer en dehors de la mémoire, d’autres éléments cachés en elle. Quand il n’écrivait pas au moyen de graffitis ses souvenirs au sol qu’il effaçait doucement, il enquêtait sur les souvenirs des morts. Et, à la manière d’un rite, il leur rendait hommage avec une nouvelle mort, sur une plage noire, recouverte de sable fin et blanc qui était, sans doute, des cendres. Les morts aussi allaient et venaient ; c’était comme si des peaux se levaient du sol et glissaient vers une autre tombe. Il y a peut-être des morts qui ne reposent jamais en paix. Leur réalité était donc celle d’une tombe qui serait abyssale : celle du silence des autres. Et Raimund Hoghe réveillait ces morts anonymes pour qu’on les voit et pour que grâce à lui, ils puissent enfin reposer en paix. Incarnés provisoirement dans le corps de Raimund et malgré leurs déplacements sur scène, les morts eux, ne pouvaient pas voir le spectateur ; à moins que la raison pour laquelle ils ne le voyaient pas, c’est qu’il était mort lui aussi, sans le savoir. Parce que si Raimund ne faisait pas danser ces morts, en les changeant poétiquement de tombe sur scène, il semble qu’ils ne trouveraient jamais la paix. Ou bien, ne serait-ce pas plutôt les autres qui ne trouveraient jamais la paix ?
Avec ce travail pacifique, ce corps spécifique Hoghe a trouvé une voie inédite. Si son poumon, comme le poumon du monde, souffre dans son tissu spongieux d'une spirale aiguë qui l’empêche de respirer, ce n’est pas pour cela qu’il ne peu pas vivre, bien au contraire ! Cette difficulté lui exige de vivre. Peuvent être vécu de manière critique et analytique tout autant poids d’un dos que celui de la déformation d'un pays ; il suffit d’en décider. En d’autres termes, ce n’est pas parce l’Allemagne nazie avait légué aux nouvelles générations un héritage écrasant, que la jeunesse ne devait pas se défendre par rapport à ce qu’elle représentait dans sa propre conjoncture historique. La mémoire de Hoghe était donc un grenier qu’il s’obstinait à maintenir actif, en faisant appel, dans la création de ses œuvres, à un nombre infini de faits. Ces faits et ces objets qu’il disposait — indéfiniment — se combinaient entre eux, et composaient son œuvre. Ceux de la vie consciente, ceux de la vie de tous les jours et ceux de la vie des souvenirs, tous dansaient entre eux. Plus hésitants, plus instables, plus capricieux et parfois jusqu’à plus opportunistes, les souvenirs eux, sont ceux qui favorisaient l’émergence d’une conscience qui eut à peine éclot. La globalité de la dramaturgie des pièces chorégraphiées, tourne autour de liens fortuits qui surgissent entre ces choses. Celles du passé qui coïncident alors avec celles de la vie personnelle et avec celles du contexte actuel. Selon la tradition post-Première Guerre Mondiale, le théâtre comme le voyait Brecht se centrait en plein cœur des luttes sociales. Le théâtre était alors épique comme le sont les danses de Raimund Hoghe. Il est vrai que Raimund ne « traite pas des luttes sociales » mais des luttes personnelles : jeter son corps dans la lutte comme il a l’habitude de le revendiquer, en adoptant pour lui-même, cette phrase du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975).
Sa danse serait, pour ainsi dire, une narration poétique discontinue, et son esthétique incomparable, à moins que, par certains de ses traits, elle ne ressemble à l’art japonais, comme la longue et la lente durée de ses œuvres, ou de leur sobriété esthétique. Mais son style est aussi baroque. On le voit se déplacer sur la scène avec un visage- effigie, similaire à celui d’un dieu asiatique pour avoir comme eux le regard vers le bas. Trinquer son silence facial c’est comme offrir une porte. On entrerait par elle dans ses pensées et on en sortirait de même. Un visage pas expressionniste. Ou juste le contraire. Un visage qui serait le comble de l’expressionisme, son point zéro. Le danseur soupoudrait alors, un peu de cendre fine et pâle sur le sol obscure de la scène et il y dessinait une carte poétiquement grave, comme s’il la dépliait et l’effaçait délicatement, comme s’il la caressait alors que son visage estampé était, telle une photo, prisonnier sous une fine peau : celle du silence. Une des idées heideggériennes dans laquelle le philosophe rappelle au lecteur que l’Homme se croit le maître du langage alors qu’en réalité il n’en est seulement que le gérant, peut parfaitement se fondre dans le rapport que Raimund Hoghe entretient avec la danse : il n’en est que le gérant. De ce postulat naît l’importance donnée au silence comme mode de communication. Dans son premier essai Langage et Silence (1967), George Steiner insistait sur la question du langage intérieur qui, selon lui, n’est en rien privé, chose qui est totalement présente dans l’œuvre singulière de R. Hoghe. Une autre singularité c’est le sentiment que le temps ne s’écoule pas. C’est dû au temps qui ne court pas sur son visage que rien ne perturbe, tel un instant. Un instant de visage qui perdure des heures au théâtre. Ce visage crée une forme de distanciation qui fonde un autre espace : celui du spectateur. C’est peut-être semblable au type de distanciations qui aurait plu à Brecht. Ses pièces ni ne commencent ni ne se terminent. Elles sont linéaires. Il n’y a rien à résoudre sur scène car ce n’est pas le lieu pour. On ne ressent pas immédiatement de ce dont traite l’œuvre de Raimund car il ne facilite pas le chemin. Notre premier affect ne l’intéresse pas. Il aime une autre chose qu’il n’essaye pas de prédéfinir. Quelque chose qui est troublé par l’œuvre, qui nous appartient et dont nous ne nous sommes pas encore rendu compte.

©Lorrina Barrientos
Tolède 2021