"Raimund Hoghe, la bosse de la danse"
Rosita Boisseau
Le Monde, 2004
Ce samedi 15 mai, Raimund Hoghe est tout de beige vêtu. Tons clairs pour matinée printanière. Pour un peu, on ne reconnaissait pas l'oiseau nocturne, l'officiant toujours en noir de cérémonies intimistes éclairées à la bougie ou à la lampe de poche. Il fait un soleil claquant et Raimund Hoghe attaque la lumière d'un pas légèrement bancal. Sa façon d'être présent à ce qu'il vit, aussi banal soit l'instant, d'être disponible en toute simplicité, libère un calme essentiel. Il fait ce qu'il a à faire, et la vie circule, le temps glisse comme dans ses spectacles.
Il y a quinze ans, Raimund Hoghe n'aurait jamais imaginé monter sur un plateau pour s'y mettre en scène seul. Certes ce journaliste et écrivain allemand reconnu, dramaturge de Pina Bausch pendant dix ans, connaissait les ficelles du métier. Il se souvient même avoir été figurant pour une pièce de Shakespeare dans un théâtre de Wuppertal, sa ville natale. De là à jeter son corps dans la bataille, il y avait un saut à faire. Raimund Hoghe le fit. Il avait 45 ans lorsqu'il créa le solo " Meinwärts " (1994). Ce rituel crépusculaire s'enroulait autour de la figure du ténor juif allemand Josef Schmidt, poursuivi par les nazis, et qui mourut dans un camp d'internement en Suisse en 1942 à l'âge de 38 ans. Josef Schmidt mesurait 1,54 m.
Raimund Hoghe est petit aussi et bossu. Une image du spectacle reste indélébile : lui suspendu à un trapèze, le dos nu sculpté par les lumières qui transforment son anatomie en paysage lunaire. "Cette scène a été une véritable naissance, raconte-t-il. Le désir de faire des spectacles est venu lors d'un festival d'Avignon au début des années 90. Beaucoup d'artistes mouraient du Sida, c'était une hécatombe et j'ai eu envie de prendre la parole. Des amis m'ont encouragé. Enfant, je rêvais de devenir danseur. A cause de mon handicap, la chose était impossible. Finalement, j'y suis arrivé. Les choses ne sont pas figées, il y a toujours un moyen de les inventer autrement."
De cette évidence blindée par une vie qui ne cherchait qu'à lui prouver le contraire, Raimund Hoghe a extrait une puissance confondante qui nervure son œuvre spectaculaire."Ma mère était très offensive par rapport à ma maladie, disait souvent qu'il y avait pire qu'un dos comme le mien. Elle croyait en moi." Pour Raimund enfant, le pire n'était d'ailleurs pas cette malformation de sa colonne vertébrale ( jeune, il aurait pu être opéré au risque de passer le reste de sa vie en chaise roulante) mais l'absence de son père. Sa mère, veuve d'un premier mariage, avait déjà une fille, lorsqu'elle rencontra un homme de quinze ans plus jeune qu'elle, dont elle eut un fils, Raimund."Je n'ai pas connu mon père qui s'est ensuite marié. Il envoyait des lettres à ma mère dont il a été le grand amour. Dans la société des années 50, à Wuppertal, c'était une situation très pénible d'être fille-mère. Ma mère était couturière, nous n'avions pas beaucoup d'argent, mais elle avait le don d'injecter de la beauté dans le quotidien. Elle parlait trop peu de ses soucis. Peut-être est-ce pour cela qu'elle est morte d'un cancer généralisé en deux semaines."
Raconter sa vie, Raimund Hoghe l'a fait mille fois. Dans ses solos, qui lui ont valu une reconnaissance internationale, il tisse les fils de son autobiographie. En conteur, il articule la douleur et la grâce d'être devenu ce qu'il est."Enfant, j'étais muet. L'écriture m'a permis de trouver les mots pour dire mes sentiments. Avec Pina, j'ai appris à parler à ma place. Comme elle, je suis obsédé par l'amour. Je ne me suis jamais senti digne d'être aimé. Mais comme disait Maria Callas, le destin est le destin et il n'y a rien à faire contre." Il insiste sur le fait que son œuvre spectaculaire n'est ni une thérapie, ni un exutoire. "Je ne raconte pas mes petites affaires personnelles, je ne ressasse pas mon passé, je ne suis pas une victime."
Inutile de chercher à nous en convaincre. Raimund Hoghe réussit ce prodige d'être extrêmement singulier et universel. Son talent réside dans la bonne distance avec l'événement, sa manière de dire"il", "la mère" pour dilater son cas personnel jusqu'à rejoindre une sorte de fonds commun de l'humanité. "Je crois que les vies des uns peuvent être celles des autres. J'ai rassemblé nombres d'histoires auprès de gens très différents et il me semble qu'il existe ce qu'on pourrait appeler des biographies collectives."
C'est sur sa bosse que Raimund Hoghe a bâti son œuvre. Saisissant pouvoir de cette protubérance mise à nu sous les projecteurs. Elle permet de stigmatiser la cruelle absurdité du destin humain, sa merveilleuse déraison. Elle symbolise la douleur d'être soi et différent des autres, le combat quotidien pour extraire un sens d'une absolue injustice. "Je ne peux pas passer outre, elle fait partie de moi et devient un instrument de mon travail spectaculaire. En me contemplant sur un plateau, les spectateurs voient ce qu'ils ne veulent généralement pas voir et s'interrogent sur le droit que j'ai de me montrer ainsi, de m'exprimer et au-delà sur le droit que j'ai ou non de vivre. Je ne comprends pas pourquoi la différence est souvent assimilée à la laideur. En Allemagne, je n'oublie jamais que des gens comme moi ont fini en camp. Ma bosse indique la place qu'à l'homme par rapport à sa propre fin dans un éblouissement."
Si la mort rôde dans tous ses spectacles, la beauté en est l'ambassadrice. Beauté du minimalisme de la mise en scène, des quelques objets qui font un monde (une ombrelle, un petit jardin zen, un mouchoir blanc), des interprètes qui l'accompagnent parfois dans sa quête. "La beauté des gens n'a rien à voir avec le Beau idéal, ni les critères de la publicité. Il s'agit d'être clair vis à vis de soi, de ce que l'on désire faire, de reconnaître sa voie et de foncer." Il évoque Lorenzo de Brabandere , jeune homme de 21 ans qui illumine deux de ses pièces"Lettere Amorose" autour de lettres d'amour et "Sacre" dont Raimund Hoghe propose une version pour deux hommes où "il n'y ni victime, ni sacrifié, mais deux êtres qui s'aident mutuellement pour ne pas l'être."
La première fois, le chorégraphe charge une seule et même musique, celle de Stravinski, de souffler un vent propice sur cette odyssée initiatique. Généralement, il préfère les chansons populaires signées Dalida, Léo Ferré, Edith Piaf, Judy Garland… "Ce sont les voix qui sont importantes. On peut ne rien comprendre aux mots, mais tout percevoir au plus profond. Elles disent tout de la personne." Pour preuve, il raconte sa visite au Japon l'an dernier. Dans le studio du fameux chorégraphe Kazuo Ono, âgé de 98 ans et atteint de la maladie d'Alzheimer, quelqu'un a mis un air de la Callas sur lequel le danseur avait crée un spectacle il y a vingt ans. A ce moment-là, Ono s'est levé et a accompli un à un les gestes de sa danse d'autrefois. La voix l'avait traversée et le corps avait retrouvé sa voie. Raimund Hoghe en est sûr : "Le corps se souvient de tout."
©Rosita Boisseau
Le Monde, 19 Mai 2004