"Boléro a-béjartien"
"Boléro Variations" de Raimund Hoghe
Gérard Mayen
Mouvement, 2007
Raimund Hoghe livre une pièce ample et suffocante, défiant les attentes et les références, avec Boléro Variations
joué au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne.
L’affaire paraissait entendue: il n’y aurait pas de variations dans Boléro. C’est toujours la constance répétitive
qu’on en valoriserait, tendue dans une montée irrépressible et homogène. On en sait le modèle chorégraphique convergent
abouti: Maurice Béjart l’a signé en 1961. Pourquoi esquiver cette citation, dans les circonstances de la disparition du
fondateur du Ballet du XXe siècle – quand cette pièce célèbre fut alors sa première production? Disparition survenant
alors même que Raimund Hoghe créait son propre Boléro avec variations – sa pièce intitulée Boléro Variations
– dans la grande salle du Centre Pompidou.
Mentionner ce lieu n’est pas anodin, tant le traitement divergent de l’espace – espace très spécifique de cette salle, ouvert
en englobant le plateau – est une caracéristique remarquable de l’approche du chorégraphe allemand. Une caractéristique
parmi nombre d’autres, qui font cette pièce vertigineuse, où l’on ne peut saisir en une seule vision qu’une infime part de
ses ressorts sans nombres, tant les signes ténus y sont mis en circulation à profusion. Pièce repoussant encore le travail
de Raimund Hoghe à l’avant des passions possibles du temps. Et qui laisse éreinté, médusé, en état de suffocation
intellectuelle.
Tentons l’approche spatiale, donc. Approche par la périphérie des entrées et issues de scène dérobées, les longs parcours
sur son bord, mais encore les entrées comme processionnelles depuis les accès de pieds de gradin. Prudence à l’égard de tout
excès de centralité. Sur le plateau même, Raimund Hoghe s’engage tout d’abord dans une immense marche sur des axes
rectilignes à sections perpendiculaires. Il va penché en avant, tête baissée, obstiné et buté, d’un pas constant fendant
le monde, et labourant tout l’espace. Dans cette composition du croisement, la position allégorique du danseur, souvent
perçue de profil, crée une silhouette inédite : sa trop fameuse anomalie morphologique confère alors une stridence
d’horizontalité aérodynamique à son engagement corporel. Une force en plus.
Et arrêtons là. Puisqu’on ne cesse de prêcher qu’il n’est de hors norme que par la performativité des assignations
stigmatisantes de la norme, il faudra décider de ne plus parler de "la" bosse. Ou plutôt d’en renverser la perspective.
Regarder depuis elle. Par exemple à la fin, tous les interprètes masculins de la pièce – soit quatre splendides jeunes gens
aux côtés du chorégraphe – dépouillent alors leurs torses, et reposent longuement au sol, leurs dos couchés sur le côté
exposés au public. Celui de Raimund Hoghe, singulier, se charge alors d’une puissance de rayonnement dans l’étonnement,
qui émousse l’impact des canons plus communs qui l’entourent. D’où un trouble rétinien, parmi d’autres.
Suit la grande danse finale. Espacés en ponctuant un vaste arc de cercle, les cinq hommes sont agenouillés, bustes ployés
vers l’avant et bras ouverts jusqu’à leurs mains jointes qui désignent et touchent le sol. Commence alors un long ballet de
derviches très lents, qui les voient tourner infiniment sur eux-mêmes, pivotant sur leurs genoux, courbés comme en orants,
tandis que leurs doigts réunis tracent un ample cercle sur le sol autour d’eux. Raimund Hoghe lui-même distord ce modèle,
semble combattre l’inconfort de la posture, dans une frêle agitation épisodique d’oiseau inquiet souverain.
Détachée, homogène, cette grande composition résiste à la musique du Boléro, cette fois donnée intégralement. Elle en
ignore la montée, la tension vers l’acmé. Toute la pièce aura déjoué la supposée évidence d’une structure orgasmique, pour
suggérer d’autres hypothèses pulsionnelles. Non en la niant, mais en la diffractant, par voie de variations. Des Boléros
de Ravel, on en entend, des fragments, des extraits, des jazzy, des sur piano seuls, des inattendus ; et puis des populaires,
des non savants, pas des Ravel. Et encore leurs parages mentaux, autres musiques à forte étreinte pathique, citations du
monde de Hoghe par Hoghe, et de nous-mêmes, et Tchaïkovski, et le fado, et les autres. Une prolifération, une contamination.
Un prisme. Un boléro universel. D’où le rejet de l’univocité exigée, mais toujours la relance de cette attente, en montée
parcellaire, en excitation amorcée, contrariée ; en différé, en distancié. Où se recrée de l’espace. Mental.
Espace encore, chorégraphique, infiniment composé, entre les interprètes, aux pas minimaux, gestes en suspensions, écarts
légers, trajectoires souples. Ils sont nets, présents, évidents, à n’être que dans la retenue d’un respect médusé, d’un
soupçon méditatif, d’un désir évoqué esquivé. Grâce sans triomphe. Sacré sans divinité. Masculin de splendeur, mais sur
versant d’estompe. Parfois le chorégraphe les observe plutôt qu’il ne les rejoint. Jamais il n’avait paru revenir à ce point
interprète au rang d’interprète, singulier rendu au commun, plutôt que particulier exposé. C’est dans cette redistribution
conjointe de l’espace, du jeu, et des corps, que s’inscrirait le tournant qu’on ressent dans cette œuvre, plus large et
dégageant l’horizon.
De même une atténuation des figures de rituels, de ce qu’elles protègaient, voire éloignaient. Le chorégraphe et Lorenzo de
Brabandere vont au contact, comme d’un soin : le jeune homme bande précautionneusement une épaule de Raimund Hoghe. Il s’agit
d’un plâtre léger, moulant. D’où un prélévement de la forme, un échange possible, une redistribution anatomique. Hoghe moins
circonscrit ; plus offert.
La présence d’Ornella Balestra reste à discuter. Unique personnalité féminine, certes magnifique, et magnifiée, mais alors
hors de toute portée tangible, plus mentale et icônique encore, en ballerine post-béjartienne désincarnée, effectuant ses
traversées somptueuses et rares, de cygne détaché. Arrêtons là. Avouons notre désordre d’exposition. Renonçons à dominer.
A cadrer. Ni même embrasser. Trop d’éléments palpitent, de pistes s’ouvrent, de réminiscences se soulèvent, de citations
s’empruntent, dans la profondeur et l’immensité de cette pièce insondable, fascinante, considérable.
Hoghe nous est ici le David défiant les Goliath de la massive mémoire béjartienne. Il est géant.
©Gérard Mayen
Date de publication : 05/12/2007
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