"D'où tu danses?"
Gérard Mayen
Mouvement, 2004

Aux Rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis, Raimund Hoghe renvoie chacun, encore et encore, vers l'exil de sa propre inscription corporelle.

Il ne doit pas être facile de faire bouger la danse en Norvège, pays pourri de fric, transi d'isolationnisme, où beaucoup préfèrent avoir du pétrole que des idées. La rage d'Hooman Sharifi, Iranien d'origine, n'en est que plus percutante, lorsqu'aux côtés de quatre autres interprètes, il engage son intervention - plutôt que sa pièce - par un monstrueux vacarme de coups portés sur des tôles. Il n'ira pas par trente-six chemins. Puis vite il distribue aux spectateurs des carrés de chocolat emballés dans des sachets. Lesquels portent des slogans : "We are fighting for democracy and for our common ideas".

Voilà qui est dit. Ces jeunes artistes se battent pour la démocratie et pour leurs (nos) idées collectives. Si on est gourmand, on croque quand même dans le chocolat. Là, si on a atteint un certain niveau de conscience, on se dit que quand même ça ne va pas, d'être pourri, nanti, gavé, à céder aux tentations infantiles, pendant que des combattants de la liberté sont en train de croupir dans leurs geôles.

Bref, tout est très vite dit, compris, poétiquement figé - osons ce gros mots : poétiquement. Dès lors politiquement bloqué. Sur ce, interminablement, les danseurs s'épuisent à jeter leurs corps au plus près du contact avec les spectateurs. Mais il ne se passe plus rien. Sauf une scène qui peut se vivre en France dans le 93, et qui peut surprendre un artiste norvégien : soit un groupe de jeunes filles dont les codes de réception de la représentation spectaculaire semblaient avoir été forgés par la Starac plutôt que par la fréquentation assidue du site Mouvement.net ; et qui décidèrent que tout ça était décidément trop drôle, risible au sens premier du mot, et se comportèrent en rapport. Déstabilisant.

Il faut bien qu'une danse d'intervention se frotte à une part réelle d'inconnu. D'une certaine façon, merci aux meufs du 93.

Jeter son corps dans la bataille, c'est aussi ce que fait Raimund Hoghe depuis quinze ans. Mais il ne le jette pas au plus près du contact avec les spectateurs. Désolé de pontifier un peu, mis disons qu'à l'inverse, et via la plus extrême des ritualisations, il ne cesse de creuser la distance poétique.

Résultat: sa pièce Lettere amorose, plutôt ancienne (1999), et qui n'avait presque jamais été vue en France, s'est révélée d'un impact inouï, comme neuve, alors qu'on croyait n'aller la voir que par acquis de culture personnelle, soucieux de compléter sa connaissance de l'artiste. On ne décrira pas ici les cent vint minutes, et plus, occupées à arpenter l'espace du plateau, pour y inscrire une géographie mouvante d'objets modestes transcendés par un perpétuel enclenchement imaginaire. Sur ce plan, Lettere amorose paraîtrait même la plus académiquement "hoghienne".

Mais cette pièce est soumise à la torsion de l'ailleurs. L'ailleurs d'une simple lettre du quotidien d'un immigré turc s'adressant à son fils, lue sur scène par l'artiste. "…il pleut sans discontinuer dans ce pays et on ne peut pas voir le soleil. C'est tout ce qu'il y a à dire d'ici, mon fils". L'ailleurs d'une lettre du propre père de Raimund Hoghe, qu'il n'a jamais connu, s'adressant à sa femme après l'avoir quittée pour une autre. Dans la houle de ces océans d'exils et de pertes, le spectateur est renvoyé à la fragilité de ses propres ancrages identitaires. Contrairement à ce que croient certains, comme s'il s'agissait de danse belge, Raimund Hoghe n'est pas là pour nous montrer sa monstrueuse bosse et nous émouvoir par son combat esthétique face à l'adversité du destin.

Distant, si distant, Raimund Hoghe nous laisse impitoyablement aux prises avec nos propres monstruosités, et la fausse évidence qui se nouerait dans la perception première illusoire de notre niveau corporel d'existence. A deux ou trois reprises, le jeune, le magnifique Lorenzo, qui désormais l'accompagne, le rejoint sur le plateau. Que se passe-t-il alors entre eux ? Volontiers des jeux de distances, des duplications d'énigmatiques et faibles gestes suspendus. La faille du plus grand ailleurs s'insinue alors dans ces brisures momentanées du solo. Ces deux là ne rejouent pas l'histoire du beau et du bossu. Ils ramènent l'exil au plus près de chacun. Dis-moi d'où tu danses. C'est violemment politique.

Après Tiago Guedes côté garçons, vu ces derniers temps sur pas mal de scènes, les Rencontres de Seine Saint-Denis ont laissé leurs chances à deux artistes féminines de la nouvelle-nouvelle vague portugaise (celle qui vient après les Fiadeiro et autres Montero fondateurs). Tour à tour Sonia Baptista et Claudia Dias ont convaincu de la farouche singularité de leur univers, et le toupet narquois les réunirait si on tient à leur trouver un point commun.

Stylistiquement - et là sans trop de surprise -, ces jeunes artistes sont des danseuses économes de leurs mouvements, investies avant tout dans des qualités de présence émoustillées par un rapport très joueur avec les éléments du quotidien. Si on est de bonne humeur, on se réjouit tout à fait de tant de fraîcheur sophistiquée (et même de drôlerie déjantée dans le cas de Claudia Dias, qui mêle son corps à l'épuisement désespérant d'un fauteuil crevé lâchant sa bourre de billes de polystyrène…). Si on est chagrin, on se demande ce que ces jeux, à la longue, pourraient signifier comme refus de grandir…

©Gérard Mayen
Publié le 26-5-2004
Site de la Revue Mouvement
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