"Raimund Hoghe valse à pas feutrés"
Au Centre Pompidou, le nouveau spectacle du chorégraphe allemand s’empare de la tragédie des migrants
Rosita Boisseau
Le Monde, 2016
Il a relevé son pantalon noir d’un coup sec sur ses mollets blancs. Il s’est allongé au sol. La chemise rouge, les bras mous
le long du corps, cette façon d’être échoué, inanimé, mort, ont rappelé une autre image. Un petit fantôme s’est glissé sur scène,
celui d’Aylan, l’enfant syrien noyé, découvert en septembre 2015 sur les côtes turques.
Le chorégraphe allemand Raimund Hoghe s’empare de la tragédie des migrants dans sa nouvelle pièce, La Valse, à l’affiche du Festival
d’automne, au Centre Pompidou. Avec l’attirail de couvertures de survie, des bandes-son d’archives, des bruits d’hélico. Ce faux réalisme
broie en partie la délicatesse et la beauté de la partition de Hoghe, dont le rituel de deuil strié d’affliction, de culpabilité, d’effroi,
n’avait pas véritablement besoin.
Sur scène, la figure orpheline qu’est Hoghe affirme plus que jamais sa solitude, sa différence. Bossu, cet ancien journaliste, dramaturge
de Pina Bausch de 1980 à 1990, a décidé au début des années 1990 de faire du théâtre pour prendre la parole et exposer son dos difforme :
ce qu’il fait une fois encore dans La Valse.
Dressé comme une vigie, il serre ses poings sur sa poitrine, tournoie en serrant du vide contre lui. Eternel enfant en manque, mais la main
tendue vers ses huit interprètes, il vaque à petits pas, orchestre lentement la marche du temps à l’aune de ses projections mentales comme on
invite des amis pour oublier la nuit, le noir, la peur. Au risque d’étirer ses effets et de ne plus savoir s’arrêter : le spectacle dure trois
heures avec entracte.
Ce cocon dont Raimund Hoghe tire les fils au gré d’apparitions et de disparitions des danseurs se révèle d’un tissage raffiné. La pénétration
dans l’espace des interprètes est un miracle de précision et de douceur, comme s’il importait de ne pas froisser l’air pour y inscrire sa présence
sur la pointe des pieds.
La danse, art volatil, se disperse du bout des mains qui tremblent, dans une grâce spiralée qui cherche le vertige de la valse. Elle sait
aussi se risquer dans des coupes franches et des torsions sèches. Avec toujours une suspension feutrée à peine audible dans le silence.
Le minimalisme de Hoghe s’auréole parfois de sentimentalisme. Est-ce le thème des migrants mélangé avec celui des juifs et des camps évoqué
dans la bande-son par Anita Lasker-Wallfisch, également présente dans sa pièce Boléro Variations (2007), qui charge la barque ? Est-ce le
répertoire musical - La Valse de Ravel, les valses viennoise - qui fait grimper le curseur d'un lyrisme trop émotionnel ? A rebours, un
tableau - du Hoghe pur - se distingue par son illustration dérisoire de l'actualité. Après avoir arrosé le plateau en dessinant des courbes
et autant de vagues abstraites, Raimund Hoghe y nage pendant de très longues minutes, face contre terre, dans l'absolue punition d'un homme
impuissant à contrer l'horreur du monde.
Alors, La Valse ? Elle est mixée, percutée de frappes sourdes, elle s'effondre parfois, tétanisée par les souvenirs de guerres, reprend du poil
de la bête grâce aux chansons populaires comme Hoghe les aime depuis ses débuts. Juliette Gréco et Joséphine Baker virevoltent avec l'Anglaise
Vera Lynn, "fiancée des forces armées" lors de la seconde guerre mondiale, et Joseph Schmidt. Comme dans Meinwärts (1994), solo crépusculaire qui
fit connaître Hoghe en France, la figure de ce ténor juif allemand poursuivi par les nazis accompagne la traversée solitaire mais bien accompagnée
du chorégraphe allemand.
©Rosita Boisseau
Le Monde, le 26 novembre 2016