"Meinwärts"
Texte du spectacle
Raimund Hoghe
1994
Quand en 1937, Joseph Schmidt, âgé de 33 ans, monta pour la première fois sur la scène du Carnegie Hall de New York, il
fuyait les nazis depuis quatre ans. Il s’était exilé d’Allemagne en 1933 et avait trouvé asile à Vienne. Le chanteur devenu
célèbre par les ondes avait fait sa dernière émission sur une radio allemande le 20 février 1933, trois semaines après
l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Le 10 mai de la même année, lendemain de l’éclatante première de son film « Une chanson fait
le tour du monde » au Ufa-Palast Berlin, il n’y eut pas que des livres qui brûlèrent. On pouvait lire dans le « Völkische
Beobachter » : « Ce que nous voulons (et nous l’aurons) est tout autre. On s’amuse pendant tout le film qu’il soit petit,
le chanteur, si laid. Mais il a tellement de talent, il est si touchant, aucun ange n’est plus pur… Et ce qu’on ne dit pas,
mais ce qui est encore plus flagrant, c’est qu’il s’agit d’un juif. » Et : « C’est pénible de voir une société de films basée
en Allemagne se persuader qu’elle va pouvoir lancer, d’Allemagne, une chanson à travers le monde comme celle chantée par
Joseph Schmidt… Le chant qui parcourt aujourd’hui l’Allemagne a un tout autre rythme, une cadence plus élancée, une mélodie
plus galvanisante, il vient d’un cœur plus sincère que celui du film. La marche d’un peuple de millions de personnes n’a
rien à voir avec ce qu’un étranger essaie de nous dissimuler !!!... Cette chanson aura beau faire le tour du monde, elle
sera assourdie par le chant de la révolution nationale. Le pas cadencé de millions de chemises brunes sur le chant «
La route libre pour le bataillon brun » saura dévoiler les notes qui doivent dominer l’Allemagne ! » Quatre ans plus tard,
alors que ses disques étaient depuis longtemps à l’index, les national-socialistes interdisent également le film de Joseph
Schmidt « Une chanson fait le tour du monde ».
En mars 1938, peu de jours avant « l’Anschluss » de l’Autriche par l’Allemagne d’Hitler, Joseph Schmidt fut en Belgique
et put y réaliser un rêve. En 1939, à Bruxelles, il joua pour la première fois dans un opéra « La Bohème ». Un an plus
tard, l’Allemagne est en Belgique, et c’est de nouveau la fuite. Destination provisoire, la France. En novembre 1940, son
arrivée est signalée à Lyon. Mais les troupes allemandes avancent. Joseph Schmidt se rend au Sud de la France : le cercle
se referme. Un départ pour l’Amérique du Sud échoue. Le bateau qui devait effectuer la traversée reste bloqué dans le port
de Marseille. La tentative de passer du Sud de la France dans la Suisse neutre est aussi un échec. Le bateau était plein.
L’indésirable parvient finalement à passer la frontière illégalement le 8 octobre 1942. Le réfugié est dans le plus grand
dénuement et est envoyé dans un camp d’internement près de Zurich. Il meurt un mois plus tard. L’inscription du registre
des décès dit : « Lundi, 16 novembre 1942, Schmidt Joseph – 38 ans, 12 jours, apatride : La « Neue Zürcher Zeiung » note
dans ses « faits divers » : Ce lundi, est mort dans un camp d’internement suisse, le ténor qui s’était rendu célèbre par
le film « Une chanson qui fait le tour du monde », Joseph Schmidt, qu’on avait pu voir également il y a quelques années à
la Tonhalle. Sa tombe porte l’inscription : « Une étoile tombe ».
I
Berlin, le 13 février 1943
«A l’attention de messieurs les Hauts Commissaires Financiers de Berlin et de Brandenbourg.
Alfred Israël Bieber, né le 6.12.1906, et son épouse Ruth Sara Bieber, née Deligdish, le 27.12.1912, tous deux
domiciliés en dernier lieu : c/o Auerbach, Augustrasse, 17, Berlin N 4, ont émigré dans les territoires protégés du
Reich le 19 octobre 1942, avec le 23ème transport vers l’Est, sous les numéros d’enregistrement : 24. 562 et 24. 563.
Dans notre garde-meuble se trouve le lot suivant de meubles ayant appartenu aux émigrés : 2 armoires à glace, en mauvais
état / 2 tables de nuit / 1 meuble de toilette (1 tiroir manquant) / 2 lits avec sommiers / 1 petite valise / Des édredons
/ 1 piano.
La valeur du piano s’élève à environ 150 Reichsmark. Le reste des meubles, en majeure partie cassés, peut-être considéré
comme sans valeur.»
Certains déportés juifs polonais, qui avaient travaillé comme musiciens, emportèrent leurs instruments dans les camps
d’extermination. « Les Allemands aiment la musique ! » se disaient-ils. Et si les Allemands les entendaient jouer de
la belle musique, ils les épargneraient peut-être.
Quarante ans après la fin de la guerre, la prothèse de la jambe d’une Juive assassinée à Ausschwitz était encore intacte.
L’identité de la femme qui avait porté la prothèse ne pouvait plus être établie.
Un jeune homme aux cheveux ras s’avance de la rame de métro, s’affale en travers sur la banquette et se croise les bras
sur la poitrine. Sur son blouson noir en simili cuir, il a accroché un pin’s sur lequel on peut voir l’Allemagne avec les
frontières du troisième Reich, ainsi que les slogans : « Deutschland den Deutschen » (l’Allemagne aux Allemands)
et « Einigkeit und Recht und Freiheit » (Unité, droit et liberté). Une femme dit : « Notre Allemagne est redevenue un
grand et beau pays. Peu importe ce que cela nous coûte. »
Dans la période précédant les fêtes de Noël 1992, une jeune Grecque de seize ans, qui traversait un parc à Düsseldorf,
a été attaquée par trois jeunes hommes qui lui ont gravé une croix gammée sur le front avec un couteau avant de s’enfuir.
Pendant les fêtes, la croix gammée était encore visible.
Au cours du même mois, par ces paroles : « Il faut brûler les Juifs », un patron de bistrot de Wuppertal a poussé deux
skinheads d’extrême-droite à arroser de schnaps un homme de 53 ans avant de mettre le feu à ses vêtements.
Le poet Else Lasker-Schüler, expulsée d’Allemagne par les nazis, écrit dans un de ses poèmes de jeunesse :
« Je veux m’en aller, / au-delà des frontières / revenir en moi, / le colchique de mon âme / fleurit déjà. /
Peut-être est-il déjà trop tard. / Ô, je meurs parmi vous / Car votre présence m’étouffe / Je voudrais tendre
les fils autour de moi / Mettre fin à ce chaos ! / Semer le trouble / Parmi vous, / Fuir et me réfugie /
Vers moi-même – Meinwärts »
II
L’inconnu parlait du prince charmant qu’il avait été un jour. Tous les soirs, ses sœurs devaient lui lire un vieux conte
de fées. Ainsi, quand il était rentré à l’école, il connaissait déjà beaucoup de contes. Pour les instituteurs, il était
devenu le prince charmant. Mais lorsqu’il avait changé d’école, les choses aussi avaient changé. « Plus personne ne lui
demandait de raconter des contes. »
Pour s’endurcir, il prenait toujours des douches froides, même en hiver, raconte le jeune homme de 28 ans. Et matin et soir,
il soulevait des poids pour sentir un peu son corps. Le pyjama qu’il mettait pour aller au lit était en tissu éponge bleu
clair.
Juste avant la fermeture des magasins, un touriste se précipita un soir aux Champs-Elysées, pour s’acheter un vieux
disque - « Parlez-moi d’amour ». Dans sa chambre d’hôtel, il n’y avait pas de tourne-disque.
Il est en voyage et cherche des contacts, écrit un ami de Paris. Le matin, il a senti la main du coiffeur près de son
oreille, sur sa joue et dans son cou, et a ressenti cela comme une caresse. Plus tard, il s’est promené à bicyclette sous
la pluie et a ressenti de nouveau chaque goutte d’eau comme une petite caresse. En rentrant, il a trouvé une carte postale
dans sa boîte aux lettres. « Encore une caresse ». Ainsi glanait-il des caresses, expliquait l’ami, ajoutant que les jours
commençaient à rallonger.
Le jeune homme de 19 ans avait toujours rêvé qu’un homme viendrait et le prendrait dans ses bras. Mais quand un représentant
de magazines est arrivé un jour et l’a serré contre lui devant le poêle du salon, il n’a rien ressenti. Il a simplement
perçu la respiration haletante et les mouvements saccadés de l’homme en costume qui ne voulait pas se laisser embrasser sur
la bouche.
Pour se donner le sentiment de sécurité dont il a besoin, il doit toujours chauffer beaucoup sa chambre, raconte le jeune
homme de 25 ans. « C’est que je n’ai que moi . »
Quand il regardait par sa fenêtre qui donnait sur le salon du jeune couple, l’homme seul ne voyait que le poste de télévision
des nouveaux voisins. Le samedi, ceux-ci regardaient les films X des années soixante et soixante-dix. Par la fenêtre à double
vitrage, on ne voyait que la peau nue et les mouvements saccadés du couple. L’homme et la femme demeuraient invisibles.
Juste au moment où le fils embrassait la photo de Rock Hudson sur le calendrier accroché au mur, la mère entra dans la
chambre et se mit dans une colère noire. Le baiser ne voulait rien dire, essaya-t-il de lui expliquer. Ce qu’il avait
embrassé, ce n’était que du papier. Au dos de la photo était écrit que l’on pouvait joindre Rock Hudson à l’adresse
suivante : « Universal International Films, Universal City, Californie, USA. »
III
A l’époque, ils avaient à peine trente ans et personne n’avait encore jamais entendu parler du sida, le plus jeune des deux
avait dit qu’il pouvait s’imaginer qu’ils seraient toujours amis dans cinquante ans. Même vieux, ils se souviendraient encore
du premier soir avec les 45 tours rayés, des tubes de Françoise Hardy et de Hildegard Knef, les Supremes et Dalida. Lorsqu’il
mourut, à 35 ans, le décès fut enregistré dans les statistiques en cours sur le sida.
Il voulait devenir prestidigitateur ou vendeur de shamallows, avait déclaré l’écrivain aux journalistes qui voyaient en lui
un talent très prometteur. Les articles nécrologiques sur cet auteur de 37 ans parlèrent de la magie qu’exerçaient ses pièces
et des shamallows qu’il avait vendus dans un cinéma. Aucun ne mentionne la cause du décès.
La carte écrite au Maroc par un ami malade du sida montre une ville après un tremblement de terre. « Pourquoi est-ce que je
choisis ce genre de carte ? » demande-t-il un an avant sa mort, laissant la question sans réponse. « Je t’embrasse et te
serre contre mon cœur. »
Avant, on était imprudent, raconte la vendeuse du kiosque à journaux. On mettait la monnaie directement dans la main des gens.
Aujourd’hui, à l’époque du sida, elle ne le fait plus. Elle montre le comptoir avec sa plaque de verre. « Je mets toujours
l’argent là, comme ça, je n’ai de contacts avec personne. Maintenant, je fais attention. »
Quand on le prend dans ses bras, on a l’impression que sa peau est très fine. Sous son T-shirt, on sent ses os. Lorsque
l’inconnu touche le cou et les bras nus du malade du sida, il songe à la peau d’un bébé. Juste avant de mourir, l’homme de
27 ans enduit son bras nu avec de la crème pour bébé et serre contre lui un ours en peluche qui est devenu très doux sous ses
caresses.
Le propriétaire d’un kiosque de Düsseldorf dit qu’il ne sait pas ce qu’il faudrait faire avec les malades du sida et il
ajoute : « Au fond du trou. » Un sourire passe sur son visage. « L’idéal : une bonne matraque et hardi petit ! Du balai!
Comme ça, ils ne contamineront plus personne.”
Il n’a plus le courage de se réchauffer auprès des jeunes hommes qu’il rencontre, écrit l’écrivain malade du sida, ajoutant
qu’il n’en est pas fier. Avec sa caméra vidéo, l’homme de 35 ans filme son lit, sur lequel se trouvent deux ours en peluche,
enlacés comme avant.
Dans la pièce Wohl ist die schôn, die Welt (Il est bien beau, le monde), Marcelo a chanté une fois une chanson dans sa langue
maternelle. Lorsque le chanteur, né en Argentine, est mort à Düsseldorf en 1993, il avait 27 ans.
IV
Les Indes, Goa, le 11 mars 86
« Très cher, si tu crois à la réincarnation, que pouvais-tu bien être dans ton existence précédente ? Ici à Goa, il n’y a pas
de mystères, pas de grande force cachée ; et pourtant, on dirait qu’une fois qu’une chose est dite, elle se matérialise
aussitôt : tu dis noix de coco et il en tombe une de l’arbre, tu penses à un cheval et tu vois passer un cavalier. Mon ami,
je serai heureux de te revoir et de t’entendre. Je t’embrasse, ciao. »
Saligao Church, Goa, 1986
« Très cher, le temps me file entre les doigts, puis il s’arrête de nouveau et me laisse souffler : pas de cafés,
pas d’alcool, je ne prends pas non plus part à la vie sociale – ici dans le petit village de Nagoa. Profites-tu du printemps,
des promenades sur les bords du Rhin ? Je serai heureux de revoir l’Europe et mes amis ! Ciao. »
Bangkok, Thaïlande, le 12 décembre 86
“Très cher, tu aimerais, toi aussi ces gens doux, fiers, attentifs, au regard respectueux. Et nous pourrions faire de la
plongée tous les deux, au-devant des bancs de corail, des dauphins et des monstres marins. Qu’en penses-tu ? Je t’embrasse
et te souhaite des fêtes paisibles… »
Soumbedioune, Sénégal
« Très cher, je suis dans un village africain. C’est comme dans la Forêt Noire ou à Bullerbu. Mes mains sont devenues plus
claires, plus belles et toutes les crevasses disparaissent. J’espère que ma petite tortue ne se fera pas arrêter pendant le
voyage en bus. Aurons-nous l’occasion de nous revoir ? A Berlin ?”
Egypte, Louxor, 4 mars 87
“Très cher, ton livre m’accompagne. Mais d’abord, je vais m’informer sur le manteau d’or du roi de Thèbes et le voile de la
Vénus de Siam. Je viendrai peut-être sur les bords de la Wupper. Ciao, ciao, ton…
P.S. L’Egypte est comme Wuppertal : longue et étroite. »
Thaïlande, Kra-bi, “ février 88
“Très cher, cette année, j’ai envie de voyager comme autrefois, quand j’étais encore si jeune : Singapour, Benang, Burma,
Ahmedabad ; tout un tas de projets ! En ce moment, je vis ici, dans le Sud de la Thaïlande, au cœur d’un paysage qui rappelle
le Sud de la Chine. Des blocs rocheux couverts de verdure qui émergent, à pic, au milieu d’une mer turquoise, comme dans les
dessins à l’encre de Chine et sur les vases peints. A bientôt, ton… »
Ancône, 19.8.888
« Très cher, connais-tu Rimini ? Fellini est originaire de cet endroit et il y a tourné Amarcord, avec le Grand Hôtel dans
lequel La Gradisca devait séduire Son Excellence ! Je te passe un autre aspect de l’endroit, l’incroyable délire du tourisme
de masse. Mais chut ! Ionesco est arrivé aujourd’hui à Rimini où il a donné une interview. Et heureusement, j’ai des amis
italiens qui vivent ici! Je t’embrasse tendrement.”
Thaïlande, sans date
« Très cher, cette année, j’ai mis très longtemps avant de pouvoir trouver mon équilibre et la paix intérieure. J’étais
peut-être trop sûr de détenir cette faculté que l’Asie dispense si généreusement, avec, entre autres choses, sa ferveur
religieuse extatique. J’ai maintenant beaucoup plus d’aisance pour lire les vers japonais. Merci, je t’embrasse et au revoir. »
Maroc, Agadir, 14.12.89
« Très cher, je me sens maintenant beaucoup mieux qu’il y a quelques jours à Berlin. L’hiver ne me réussit pas du tout ; ici,
il fait chaud. Les dépressions et la mélancolie se dissipent. Raimund, quel que soit le moment où cette carte te parviendra,
je t’embrasse très affectueusement et te serre contre mon cœur. Ton… »
Thaïlande, le 7.2.90
« Très cher, je suis tombé hier par hasard sur le volume de ton/notre Grand Prix Eurovision de la Chanson et j’ai rêvé : en
écoutant dans le noir Once in a Lullaby, la nuit, dans le bungalow… J’espère que nous nous reverrons bientôt, ton… »
Lorsqu’il est mort dix mois plus tard des suites du sida, il avait 35 ans.
En août 1937, cinq ans avant sa mort, le chanteur Joseph Schmidt, alors âgé de 33 ans, a enregistré son dernier disque, Ik
hou van Holland. Après l’occupation de la Hollande par les troupes allemandes, cette chanson aussi a été interdite.
©Raimund Hoghe
Traduction Marie-Claude Auger
1994