"Des jumelles de feu vers les étoiles"
Le solo Another Dream de Raimund Hoghe
Gerald Siegmund
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2001


Le rouge des deux lanternes des morts vacille dans la pénombre de la scène. Un petit homme habillé de noir patrouille en carré autour des fanaux. Il tient à la main un petit bateau qu'il balance comme un encensoir. La musique de Mahler (celle du film de Visconti, Morte a Venezia) s'arrête brusquement pour laisser Dalida psalmodier " vivre, vivre, vivre " pendant que Raimund Hoghe se lance dans une danse endiablée.
En 1994, dans Meinwärts, son premier solo, Hoghe s'attaquait à la biographie du ténor Joseph Schmidt, avec pour toile de fond les années 40. En 1997, Chambre séparée prenait pour sujet la Wirtschaftswunder, le miracle économique allemand. Le dernier volet de la trilogie, Another Dream, traite de la rupture que représentent les années 60. Raimund Hoghe fait se conjuguer, dans son théâtre à nul autre pareil, le théâtre japonais et sa rigueur, l'art américain de la performance et l'expressionnisme allemand, pétri d'émotivité. L'action sur la scène demeure abstraite, l'émotion ne s'exprime qu'au travers des chansons.
Dans Another Dream aussi, le matériel dramaturgique se compose d'une série de chansons. Chaque song représente une mission à accomplir. Comme le veut le thème, ce sont ici les chansons des années 60 qui reflètent un fragment d'histoire, par exemple Sometimes I feel like a motherless child de Mahalia Jackson. Raimund Hoghe répète " I remember " comme une incantation puis évoque l'impact du cinéma sur un jeune garçon de douze ans. Les deux lanternes rouges se changent soudainement en jumelles avec lesquelles Hoghe scrute les étoiles, tandis que retentit Somewhere de West Side Story. Un faisceau lumineux balaie la salle et avec Hoghe, nous pouvons laisser libre cours à nos fantasmes, nos rêves et notre soif d'être quelqu'un d'autre.
Car c'est ainsi que Hoghe donne corps à ses souvenirs : en évoquant des événements historiques dans un moment de pure subjectivité. Absorbé dans ses pensées, il semble n'agir que pour lui-même. Toute l'œuvre de Raimund Hoghe est un jeu avec les proportions du corps dans l'espace et le tracé minutieux mais léger de lignes et de repères, qui forment un dessin géométrique. Another Dream n'y fait pas exception. Mais son " moi " nous englobe, nous et nos propres souvenirs. C'est nous qu'il incarne sur la scène. Difforme et bossu, son corps nous fait goûter la réalité au travers de ses proportions hors normes. Un réseau de corrélations se met alors en place, qui nous fait entrevoir notre propre précarité.
En ce sens, l'œuvre de Hoghe évoque la fonction de culte du théâtre. À l'instar du prêtre, il fonde une congrégation, unie par les souvenirs collectifs et subjectifs. Mais jamais il ne sombre dans la solennité. Le rire est loin d'être tabou dans son solo, à première vue austère. Il restitue l'absurdité de ces années en exécutant, sur la rengaine de quatre sous One, two, three de Cilla Black, une pantomime de majorettes, tout en agitant cinq bâtonnets décorés de plumes. Tigre de papier et révolutionnaire de salon, il se tortille sur le sol, battant d'un bâton d'encens scandaleusement tenu entre les doigts la mesure de l'hymne du mouvement pour les droits civiques We shall overcome, chanté par Joan Baez. La gestuelle, exécutée avec le plus grand des sérieux et une précision absolue, est toujours aussi l'expression d'une vitalité débordante et quasi enfantine, ce qui la rend complexe dans toute sa simplicité.
La soirée s'articule en deux volets. Les tubes cèdent après une heure la place à la partie " sérieuse " qu'intronise le Sacre du printemps de Stravinsky. Hoghe se rappelle le café de Bielefeld qui refusait de servir les Noirs ; le petit tailleur rose taché de sang de Jackie Kennedy lors de l'assassinat de son mari à Dallas. Il se rappelle aussi Martin Luther King à la veille de sa mort, et le souhait qu'il exprimait de vivre longtemps. Raimund Hoghe exorcise l'ironie du sort, qui fait d'une vie un destin d'exception. Il termine sur une note d'espoir avec le poème Wirf Deine Angst in der Luft de Rose Ausländer, clouée au lit les dernières années de sa vie. Chacune des créations de Raimund Hoghe est un hymne à la vie, et c'est pourquoi il mérite toute notre reconnaissance.

©Gerald Siegmund
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 8.2.2001
(traduction Monique Nagielkopf)