"Trio céleste 'Sarah, Vincent et moi'"
Anna Hohler
Mouvement, 2002
Le chorégraphe allemand et les danseurs Sarah Chase et Vincent Dunoyer font l'éloge du temps qui passe. Un trio céleste.
"Y a deux sortes de temps ma petite China", écrit Copi, "le temps qu'il fait, et le temps qui passe; le temps qui passe ne compte pas, tu le comprendras quand tu seras vieille, si la chance te sourit. Ce qui compte, c'est le temps qu'il fait, et de vivre en bons termes avec lui, parce que lui, c'est notre frère, pour de vrai." Ce que l'écrivain ne savait pas, au moment où il a composé ces lignes, c'est qu'un homme de théâtre allemand, dramaturge pendant de longues années de Pina Bausch, allait un jour leur donner forme sur scène. Tout en y ajoutant -en un tour d'esprit et deux de dramaturgie- cette mise au clair: oui, Copi a raison. Les années qui passent ne comptent pour rien, chaque jour est un présent. Et non, ce n'est pas pour cela qu'il faut le bouder, ce temps qui s'écoule. Au contraire: il faut le choyer, ranger dans un tiroir secret tout précieux souvenir. Et c'est à ce moment-là seulement que nous sommes prêts, prêts à vivre avec le temps qu'il fait, notre frère, pour de vrai.
L'homme s'appelle Raimund Hoghe, et son Sarah, Vincent et moi est le plus bel éloge du temps qui passe qu'on puisse imaginer. Copi, bien sûr, n'y est pour rien: la mise en relation des deux hommes est purement fortuite. Mais si l'on y a pensé, c'est que Hoghe et ses deux danseurs, la canadienne Sarah Chase et le français Vincent Dunoyer, font fi des heures qui passent. Deux et demie, pour être précis, sans entracte. Après une heure et quart, les premiers spectateurs quittent la salle, et le bruit de la porte qui se referme derrière eux ponctuera le spectacle jusqu'à la fin. Peu importe: la plupart de ceux qui restent -quelques endurcis qui par principe ne partent jamais avant la fin mis à part- sont de la famille. De la famille de ceux qui regarderaient Raimund Hoghe sans broncher pendant une nuit entière, captivés par l'incroyable tension de ce qui se déroule sur scène.
Chez Hoghe, il fait noir. Une scène tendue de noir, trois danseurs vêtus de noir, pantalon, pull, chaussures souples. Lui entre, prépare la scène comme on arrange un autel, avant le sacrifice. Lentement, pas à pas, il fait un tour. Laisse couler de ses doigts du sable -trois petits tas-, y dispose des lustres miniatures, tout droit issus des rayons de décorations de Noël d'une grande surface. Raimund Hoghe allume trois bougies, et attend. Lève un bras, puis les deux en même temps, au ralenti. Le temps passe, les chansons aussi, l'une après l'autre, Dalida, du tango, de vieux tubes en anglais doux, très doux, et encore et toujours: le Lac des Cygnes, son finale romantique et puissant.
Entre en scène une femme dont les cheveux blonds détonnent. Couchée sur le côté, Sarah joue avec son poignet, ses doigts, prend la parole. Des souvenirs d'enfant, naïfs, il est vrai, mais toujours porteurs de ces fêlures que rien ne ressoude, cicatrices d'une rupture, d'un parent disparu, de décisions prises par la force des choses. Elle accompagnera Hoghe pendant plus d'une heure, tout en douceur et mouvements lents, mais aussi dans ce duo où les deux jouent au jeu de se flinguer avec deux pistolets imaginaires, roulent par terre, courent et sourient comme des enfants. Un de ces "moments pour rire", comme dit le chorégraphe à la Frankfurter Rundschau. "Sous prétexte que [mon] espace est rigoureux, les gens ont parfois l'impression d'être à l'église, mais ce n'est pas le cas."
Vincent monte sur scène, il se fait déjà tard. Deux hommes amis? Amants? Ou simplement père et fils? Rien n'est sûr, tout est possible. Mais lorsque leurs petits doigts se cherchent dans l'obscurité jusqu'au moment de se toucher, rien, pas un souffle ne perturbe la scène. On a tout oublié, rien, il n'y a plus rien autour de nous, il n'y a plus que ce contact humain qui veut tout dire: c'est le monde entier suspendu entre deux doigts. Avec ça, bien sûr, on a oublié la bosse, sa bosse, la déformation de la colonne vertébrale de laquelle souffre Raimund Hoghe depuis sa naissance. On a fait comme sa mère: "Elle n'a jamais prononcé le mot 'bosse'. Elle l'appelait simplement son dos. Dans des pull-overs amples, cela se voyait à peine. 'Il y a pire qu'un dos comme ça', dit-elle."*
"Quand le manège cesse de tourner, il faut savoir descendre", chante Dalida à tue-tête. Mais il est onze heures, on a le vertige depuis longtemps, et d'ailleurs pas envie de s'arrêter. Raimund Hoghe fait tourner le carrousel de nos désirs, de nos souvenirs aussi, et on le laisse faire volontiers. Il nous donne tout. Et les projecteurs au-dessus de la scène, promis, juré, font ce soir-là office d'étoiles.
*Raimund Hoghe - L'Ange inachevé de Marie-Florence Ehret. Editions Comp'Act, 2001.
©Anna Hohler
Publié le 31.8.2002
Site de la Revue Mouvement
http://www.mouvement.net