"Vivre. Faire face."
Gérard Mayen
Mouvement, 2004
Raimund Hoghe comprime le Sacre du Printemps en un duo ; turbulence ordonnée de ruines
Raimund Hoghe se lasse et se méfie qu'on ressasse à son propos toujours à peu près les mêmes choses. Pour avoir sacrifié encore récemment à cet exercice sur ce même site (à propos de Lettere amorose; Mouvement.net, 26 mai 2004), on se permettra d'estimer, devant sa création de Sacre - The rite of spring, que son art pourrait inspirer de renoncer au commentaire critique, qui fait toujours du bruit, quand son art ne cesse d'étirer un silence d'évidence effarante.
Ce n'est pas que la musique de Stravinsky ne soit poussée à très fort volume, rendant oppressantes, obsédantes, les surrections tourmentées qui agitent l'antienne de ses frappes harcelantes, irrémédiablement plaquées sur la mémoire culturelle. Cet orage - si distinct des bandes sons habituelles de l'artiste allemand qui ressassent les rengaines et ritournelles du répertoire glamour de la chanson populaire -, cet orage foisonnant n'en rend que plus implacable la nudité dépeuplée d'un immense plateau que ne ponctue, tout au fond de ses perspectives, qu'un minuscule olivier en pot.
Un petit tapis rouge (sang ?), et une vasque d'eau (purifiante ?) concluent rapidement la liste des objets ici réunis, quand on s'était habitué à une profusion dans ce registre. Restent deux présences. Un duo. D'emblée, on se souvient de Dialogue with Charlotte, où Raimund Hogue, homme de très petite taille, processionnait au côté d'une gigantesque belle plante suédoise. Tout en verticalité.
Dans Sacre - The rite of spring, tout est différent. C'est un jeune homme, Lorenzo, qui évolue au côté de Raimund Hoghe. Un jeune homme habillé en survêtement Puma, tee-shirt et basket, beau comme on l'est à son âge, mais sans plus, taille moyenne, quasi banal. A côté, le chorégraphe reste à son uniforme pantalon/chemise noir, comme à un principe de contrainte abstraite. De quoi s'animent ces deux êtres de même sexe, d'âges distincts, d'apparences violemment différentes (un corps de jeune footballeur, un autre d'adulte difforme), et d'univers autres ? De nos fantasmes sûrement. A présent, on ne veut plus savoir, on ne sait pas ce qu'on peut écrire. On se tait. Tant mieux.
Le printemps gronde là. Et Raimund Hoghe n'a jamais autant dansé. Là est la nouvelle. Il rampe en grimaçant sur sa bosse, quand Lorenzo court en virtuose gymnique, à quatre pattes de dos. Raimund Hoghe se précipite à petits pas, empressé fendant l'espace, pour prendre la position. Chamane, il scande l'air d'une battue de métronome, pendant que son jeune partenaire s'essouffle en cercles immenses autour de la scène, et sauts fantastiques de kangourou quand il passe à son niveau. L'envoie en portés en l'air. Des mains se touchent. Volubilité symbolique, dans l'eau. La composition se géométrise, en symétries de dédoublements ou d'inversions, d'espacements et d'identiques, trajectoires parallèles, ou méthodiquement croisées, de postures espacées, ou exposées rapprochées. Deux appuis se soutiennent, mais en directions opposées, comme pour deux chutes d'autant mieux contrariées.
Les deux hommes ont commencé le spectacle étendus faces contre le sol, perpendiculaires croisés au niveau des pieds. Ils le finiront debout se faisant face, au dessus d'une énigme rouge. Vivre : faire face. Entre ces deux moments, une profusion de vocabulaire simple, un foisonnement de syntaxe minimaliste. Ecrivons : etc. Comment dire que, dans cet etc, dans ce vide existentiel auquel imperturbablement Raimund Hoghe nous renvoie, on a entraperçu dans cette pièce, l'inexplicable limite de l'ultime, et le pressentiment tragique. Amours contrariées, désirs impossibles, monde glacé, beauté réalisée, rêve fou, utopie vaine. Etc. En Afrique en ce moment, la bonne sortie consiste à s'exclamer : "Eh, on est où, là ?". Puis ici, le rire se glace.
©Gérard Mayen
Publié le 7-7-2004
Site de la Revue Mouvement
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