"Le chemin resserré est trop étroit pour moi"
Raimund Hoghe
tanz, Jahrbuch 2016


Dépasser les frontières. à l'exemple de Yaguine Koita et Fodé Tounkara, 14 et 15 ans, nés en Guinée, morts à l'été 1999 en tentant d'atteindre clandestinement l'Europe, cachés dans le train d'atterrissage d'un avion. Ces deux jeunes garçons originaires de Conakry avaient avec eux une lettre manuscrite et destinée à ces « Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe ». « C’est de votre solidarité et votre gentillesse que nous vous crions au secours en Afrique. Aidez-nous, nous souffrons énormément en Afrique, nous avons des problèmes et quelques manques. Au niveau des problèmes, nous avons la guerre, la maladie, le manque de nourriture, etc., » écrivent-ils dans la lettre et ils s'excusent « très très fort d’oser vous écrire cette lettre en tant que Vous, les grands personnages à qui nous devons beaucoup de respect. Et n’oubliez pas que c’est à vous que nous devons nous plaindre de la faiblesse de notre force en Afrique. » Ils le font « parce qu’on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et pour mettre fin à la guerre en Afrique. Néanmoins, nous voulons étudier, et nous vous demandons de nous aider à étudier pour être comme vous en Afrique. »
Lorsqu'un journal belge publie cette lettre deux jours après la mort de Yaguine Koita et Fodé Tounkara, en août 1999, j'étais en train de répéter à Bruxelles mon solo « Lettere amorose ». Je ne désirais pas me restreindre dans cette pièce aux « Lettere amorose » de Monteverdi, mais aussi lire des lettres écrites par des Turcs résidant en Allemagne à leur famille, par mon père à ma mère où il lui apprend qu'il a épousé une autre femme et par Else Lasker-Schüler où la poétesse demande l'exil en Suisse. « De nombreuses personnes souhaitent venir en Suisse pour quitter cette grisaille dont aucune fin ne se dessine. Le fait que la fureur de la danse ait pris et s'étende, telle une épidémie, à Berlin et dans les environs, justement dans ce pays paralysé au possible, n'est rien d'autre que le désir naturel d'échapper à sa propre angoisse – la fuite (sans visa). Car même l'astre lunaire flottant sur la capitale de l'Allemagne n'est plus ce vieux monsieur ventripotent et seul ; il grogne, ratatiné, fielleux, maussade, amer, contre ce pays au cœur sanglant cloué au désespoir. »
Dans « Lettere amorose », la lettre de la poétesse chassée des frontières de l'Allemagne par le national-socialisme, Else Lasker-Schüler, était accompagnée de celle de Yaguine Koita et Fodé Tounkara. Aujourd'hui, 17 ans plus tard, la lettre des deux jeunes Africains morts de froid dans le train d'atterrissage d'un avion est aussi actuelle que si elle avait été écrite hier.
C'est la raison pour laquelle je l'ai lue à nouveau sur scène cet été dans le solo réalisé pour le danseur Emmanuel Eggermont « Musiques et mots pour Emmanuel ». Un accessoire utilisé dans une autre pièce y refait son apparition : le petit bateau en bois d' « Another Dream » (2000), pièce sur le thème des années 1960 et des souvenirs de cette période de bouleversements. « Je me souviens de la marche sur Washington rassemblant 200 000 défenseurs des droits civiques et du discours de Martin Luther King, « I have a dream ». » Ce dernier déclarait la veille encore de son assassinat : « Je souhaite, comme tout le monde, vivre longtemps. » Cass Elliot du groupe Mama’s & Papa’s chantait en ce temps « The good times are coming », les jours heureux approchent.
Dépasser les frontières. Comme Kazuo Ohno, une icône et une légende du butô. 1982. Festival de théâtre de Munich. Après une répétition sous le chapiteau. Je l'aperçois pour la première fois sur une pelouse devant la tente : un danseur de 76 ans, maquillé en blanc, paupières bleues, torse nu, entouré d'enfants pour qui il trouve encore la force de danser dehors. Un poème dit : « Il s'agissait cependant toujours d'une danse sans fin. »
J'ai revu les années suivantes Kazuo Ohno se produire plusieurs fois sur scène : un homme qui continue de danser à 80 ans mais aussi à 90 ans, qui sait se faire enfant et vieillard, homme et femme, prêtre et clown, un magicien qui exprime le désespoir, mais aussi la joie, l'espoir et la peur, la nostalgie et le deuil. Il va sans dire que les cultures orientales et occidentales sont liées l'une l'autre, tout comme le passé et le présent, l'art et la vie. Les frontières n'ont plus cours, les transitions se font en douceur : des bruits de la nature sont intégrés peu à peu à la musique, tout comme des chants religieux aux tonalités des valses de Vienne sur lesquelles Kazuo Ohno interprète dans « The Dead Sea » sa propre valse : une épaule qui s'élève imperceptiblement, un sourire, un petit geste de la main, une rotation de la tête ou en marchant tout simplement ce qui dessine un cercle et fait apparaître un univers sur la scène nue.
Un passant à Tokyo a dit un jour du butô : « Lorsque quelqu'un dit « non » et que les autres disent « oui », alors c'est du butô. » Cette forme d'expression a vu le jour après Hiroshima. Le souvenir de la catastrophe est présent dans chacune de ses créations. Dans l'une d'entre elle, alors que son visage est marqué par la souffrance, Kazuo Ohno le détourne un instant puis regarde à nouveau le public, un sourire esquissé timidement sur les lèvres. Ou encore : il s'allonge lentement sur le sol, git sur le dos tel un scarabée en détresse et réussit finalement à se relever pour reprendre sa marche, avec une élégance qui chez lui laisse entrevoir qu'elle a beaucoup à faire avec du courage. L'octogénaire se déplace sur le sol égal de la scène tel un funambule et réussit même à donner l'impression que quitter la scène à la fin de chaque séquence est encore une aventure : il le fait avec légèreté et sans sentimentalité pour réapparaître promptement dans un nouveau costume, une fleur dans les cheveux, une perruque noire ou un petit chapeau coloré sur la tête, portant ici une robe, là un costume, ou encore un short, un sac en bandoulière et une poupée agrafée à une longue cape qui évoquent un promeneur, traversant les mondes, les vies.
« Je crois, » déclare Kazuo Ohno, « que le vécu de l'être humain se superpose à celui de l'univers. Pour moi, le butô signifie revêtir le costume de l'univers. Revêtir un vêtement pour le corps et en même temps pour l'âme : c'est ça le costume du butô. » Et il revêt ce costume avec une étonnante facilité, se tient devant une toile blanche et part en voyage avec son corps, danse encore une fois au son des vieilles valses et dessine des cercles : étonnant et souvent lui-même étonné comme un enfant lorsque sa danse l'emmène tout à coup très loin, un vieil homme, très proche de l'enfant pas encore né dans « 2001 : l'Odyssée de l'espace » de Stanley Kubrick.
Dépasser les frontières. Comme Pier Paolo Pasolini. Réalisateur, poète, journaliste et dessinateur. Lorsque je découvre pour la première fois ses dessins en 1981 et que j'écris dessus, je note aussi quelques mots, phrases, fragments tirés des textes de Pasolini : « Le cri du silence muet » – « Vivre sur la pointe de l'épée » – « Avide d'amour » – « J'observe le massacre perpétré sur ma personne avec le flegme d'un scientifique » – « Se laisser emprisonner par la vie » – « Je donne l'impression d'être empli de haine, mais en vérité j'écris des vers débordant d'un amour sincère » – « Au-delà de toutes ténèbres » – « Cette quantité monstrueuse de tendresse désespérée. » Une ligne s'incruste non seulement dans mon esprit, mais me donnera plus tard l'impulsion de montrer mon propre corps sur scène : « Jeter le corps dans la lutte. »
Jeter son « corps dans la lutte. » Rester ouvert. Par exemple aux gens. Essayer de trouver aussi une part de soi dans l'étranger. Il n'est pas rare que des portraits réalisés par Pasolini se transforment en des autoportraits. Il dessine ainsi une petite fille vêtue d'une robe en lambeaux et accompagne l'esquisse de quatre vers tirés d'une danse dans le dialecte du Frioul. « O Glisiuta tal to grin / quanciu muars c’a an preat! / Sincsent ains che nu i savin / di vei capatit e amat. » / « Petite fille, blanche et rose, / avec ces guenilles qui te servent de robe / ton visage triste reflète / mon destin. »
Un dessin à l'encre sur du papier jauni et taché voit le jour en 1947. Deux garçons, de 12 ou 13 ans peut-être, pieds nus, se tiennent côte à côte comme pour une photo souvenir. L'un d'eux a posé, plein d'assurance et de naturel, son bras droit sur les épaules de son ami qui se tient là, paupières baissées, un sourire timide sur les lèvres, les bras ballants, figé par la peur dans cette étreinte. Revoir ce dessin aujourd'hui me fait aussi penser à Yaguine Koita et Fodé Tounkara et à la position dans laquelle on les a retrouvés dans la carlingue de l'avion atterri à Bruxelles : allongés côte à côte, l'un sur le ventre, l'autre sur le dos, sandales en plastique aux pieds et, dans la main d'un des garçons, la lettre qui allait devenir un testament, la main posée sur la poitrine, près du cœur.
Le désir d'une autre vie est commun aux personnes qui dépassent les frontières, thème de cet article. Pasolini parle du désir d'une vie différente de la société de consommation de son époque : « une vie appartenant à un autre temps. » Elle est restée pour lui du domaine de l'utopie. « Je vais atteindre ma fin, sans / avoir passé l'épreuve essentielle / de ma vie, l'expérience / / qui rassemble les hommes et leur donne / une idée si délicieusement définitive de / la fraternité au moins en faisant l'amour ! / / Comme un aveugle : quelque chose lui a échappé / dans la mort, une chose qui / est liée à la vie même. »
« Le conflit se joue en nous, toujours, » déclare Zazie de Paris qui a aussi dépassé des frontières. Chanteuse. Actrice. Danseuse. Naissance à Paris de parents juifs. Débute à huit ans sa formation de danse classique à l'Opéra de Paris. Danseur classique à douze ans. Deux ans auprès de Maurice Béjart, quatre ans à l' «  Alcazar » à Paris. Elle ne livre pas beaucoup plus de dates au cours d'une interview donnée en 1989. Zazie de Paris en a aussi assez de parler de son changement de sexe. « Cette femme formidable était autrefois un homme. Je ne trouve pas ça intéressant. » Et d'ajouter plus tard : « Je ne suis pas un personnage artificiel. Je ne suis pas une femme artificielle. Je suis un être humain. Lorsque quelqu'un me demande : « Pourquoi es-tu devenue une femme ? », je réponds : « Pourquoi as-tu les yeux bleus ? ». Ça non plus, on ne peut pas le décider. Je suis une femme parce que je me sens femme et parce que c'est ce que je suis. »
Elle a décidé pour elle-même de lutter afin d'être reconnue en tant que femme. Elle n'a pas oublié les difficultés, les humiliations, les blessures accumulées pour y arriver. « Tu peux être la femme la plus formidable du monde, mais ça ne compte pas si tes papiers affirment le contraire. Comme pour les juifs. Les personnes qu'ils étaient n'ont pas non plus pesé dans la balance. Tes papiers disaient que tu étais juif, donc il fallait que tu disparaisses. » Elle sait une chose sur elle-même : « Je ne serais plus un mouton. Je rendrais les coups. Je me défendrais. Je sais que ma famille ne s'est pas défendue et on l'a fait monter dans des trains. »
« Ma force est que je ne me laisse jamais complètement abattre. Je n'arrêterai jamais de me battre. C'est gravé dans mon corps, mais aussi dans mon âme, » explique Zazie de Paris avant d'aborder cependant une fois encore les années où elle est devenue une femme. «  Ces dissensions, ce conflit hormonal, c'est un combat qui se livre dans le corps. » Elle ne veut plus entendre parler d'un combat pour la survie. «  Survivre n'est pas important, n'est pas suffisant. L'essentiel est de vivre. » Et même si elle souhaite donner du courage aux autres : elle ne veut pas en parler. « Pas besoin de courage quand on a déjà en soi ce que l'on est. Ce n'est pas digne d'éloges. Je suis ce que je suis. Tout comme une femme met au monde un enfant. Ça n'a rien d'héroïque. »
Les personnes qui dépassent les frontières font ce qu'elles doivent accomplir. Elles ont un rêve et elles veulent le vivre. Ce rêve leur appartient et il leur fait traverser les frontières géographiques, mais pas uniquement. Et comme l'écrit au début du 19e siècle dans son journal la jeune Friederike Fliedner, future directrice du premier foyer de mères de la diaconie à Kaiserswerth près de Düsseldorf : « Le chemin resserré est trop étroit pour moi. »

©Raimund Hoghe
Traduction Paul-Louis Lelièvre
tanz, Jahrbuch 2016