"L’espace-temps de la présence au monde"
Jean-Marc Adolphe
"DITS" n° 2 (publication du MAC's - Musée des Arts Contemporains),
Hornu, Belgique, 2003
Venir au monde. Chacun, à l’instant de sa naissance, vient au monde. C’est dire que l’événement de cette venue est évidemment marqué par la plus singulière nouveauté, en même temps qu’il se déploie dans une communauté d’appartenance, le monde, qui a commencé et se terminera bien au-delà des durées de vie de chacun.
Et ensuite ? Dans le temps que chacun passe à être venu au monde, se logent toutes sortes d’occupations, qui meublent ce temps, et parfois le rendent habitable, parfois insupportable. Nous sommes une espèce chronophage, qui consomme le temps sous toutes les formes de leurres et d’activités que l’ingéniosité humaine, puis industrielle, a su déployer. Il est facile d’oublier, face à tant de tentations plus ou moins satisfaites, que « venir au monde » est un événement que rien n’achève. Se demande t-on assez ce qui, dans le devenir de notre propre humanité, a lieu d’être?
Raimund Hoghe est né dans un pays qui s’était rallié à l’extermination d’autrui. Il y a grandi sans grandir tout à fait. Enfant bâtard, né d’un père qu’il n’a pas connu. Enfant malade, dans l’après-guerre où la rareté des médicaments qui auraient pu le soigner a fait de sa venue au monde une « malformation », un dos non conforme qui s’est voûté avant l’heure, s’est érigé en bosse que l’enfant devenu homme porte toujours avec lui. Ce n’est évidemment pas accessoire. Cela fonde un corps, différent, marginal, et cependant humain, qui va chercher des lieux d’amour dans un monde toujours enclin rejeter les « pas comme ». Encore aujourd’hui ? Encore aujourd’hui. « Les Allemands n’aiment pas les gens de petite taille », dit Raimund Hoghe : « Il demeure un réel problème de regard sur la différence en Allemagne. Des régions entières sont à déconseiller à un noir qui aurait envie de s'y promener. Il y courrait de réels dangers. Regardez la rue allemande : il y a une tendance à l'allure stricte, plutôt uniforme. Plus qu'ailleurs. Je voyage beaucoup, j'observe. Et si vous m'accompagniez, je vous assure que vous seriez étonné par le regard porté sur moi. Une personne difforme physiquement, si elle est dans un foyer, ou à la limite au coin de la rue en train de mendier, ça passe. Mais que mon aspect soit ce qu'il est, et que j'ai une vie sociale aussi riche et développée, est une chose souvent reçue avec malaise » (1).
Raimund Hoghe a fait de l’art d’être différent une façon de questionner ses semblables. Il a d’abord consigné dans l’écriture cette quête d’appartenance au monde des autres. Dans le quotidien « Die Zeit », il a fait office de portraitiste-conteur, narrant des « parcours en dehors des normes », jetant tour à tour son dévolu sur des marginaux comme sur des personnalités de premier plan ; chaque portrait dessinant en filigrane les visages d’une époque. (2). Simultanément, il aura été, dans la coulisse du Tanztheather de Wuppertal, le « dramaturge » de Pina Bausch, tout au long d’une décennie, de 1980 à 1990. Quelle est la fonction d’un « dramaturge » dans les paysages de la danse-théâtre auxquels Pina Bausch a su donner des contours et des reliefs inédits ? Honnêtement, on ne sait pas. Dans la tradition du théâtre germanique, le « dramaturg » est le porte-parole du texte, une sorte de garant du sens. Mais chez Pina Bausch, aucun texte pré-existant ne vient tramer l’action : la mise en jeu de situations issues d’improvisations, et leur assemblage sur le mode du collage, répondent à ce que Witkiewitz qualifiait de « logique interne du devenir scénique ». Il ne s’agit plus, dans cette optique, de « venir sur scène », mais de « venir à la scène » (comme on vient au monde) et ce « devenir scénique » est habité des présences singulières qui l’incarnent, dans une multiplicité de « lieux d’être » qui rendent obsolète l’idée même de « personnage ». On imagine alors le « dramaturge » Raimund Hoghe en observateur de ces lieux d’être, en veilleur d’un espace où les différences les plus insolites, voire les plus saugrenues, peuvent enfin s’exprimer sans le souci de la conformité aux normes sociales. Ce soir, on joue. Mais dans la répétition même, et pas seulement le soir du spectacle, le « jeu » s’éprouve et se révèle, à chacun et communément : « entre la solitude et la compagnie, il y a un geste qui ne commence en personne et qui se termine en tous », écrit le poète Roberto Juarrroz. Telle serait la trajectoire de ces « histoires de théâtre dansé » que Raimund Hoghe a réunies dans un livre qui, loin de théoriser sa collaboration avec Pina Bausch, éparpille des fragments échappés de la scène, les collecte de façon apparemment aléatoire.
Quand et comment commence le besoin de créer ? Question irrésolue, où se niche le mystère d’une origine polyphonique, à jamais perdue dans l’enfance. Au moment où il cesse d’être le dramaturge de Pina Bausch, Raimund Hoghe entreprend de créer quelques solos avec des danseurs issus du Tanztheather de Wuppertal. Ainsi débute pour lui un processus d’individuation de l’acte de créer, qui passe encore par le corps de l’interprète, lieu et foyer d’une projection de soi, hors de soi, véritable déclaration d’amour à l’altérité de la danse, sublimation chaque fois rejouée du « Je est un autre ». Raimund Hoghe, alors, se tient à la lisière de la scène. Juste au bord. Pas tout à fait dans le noir, pas encore dans la lumière. « Venir au monde » peut aussi se dire « voir le jour ».
En 1994, le solo avec lequel Raimund Hoghe devient enfin son propre interprète porte un titre emblématique : « Meinwärts », Vers moi-même. Toute création est, aussi, une création de soi. Raimund Hoghe en fait le cœur même de sa démarche naissante, que l’on dira, faute de mieux, auto-biographique. « Meinwärts » s’ouvre sur la silhouette nue de Raimund Hoghe, de dos, tentant vainement de s’accrocher à un trapèze suspendu. Inaccessibilité, peut-être, des jeux de l’enfance refusés à l’enfant bâtard et différent. Scène primitive : dans ce dévoilement de soi qui ouvre le chemin, Raimund Hoghe « n’exhibe » pas sa bosse, il dit simplement : voilà ce que fut mon enfance, voilà qui je suis. Il y aurait beaucoup à écrire sur la place du dos dans la frontalité des arts de la scène (3).On se contentera ici de mentionner un solo de Trisha Brown (suggéré à la chorégraphe américaine par Robert Rauschenberg) entièrement dansé de dos, « If you couldn’t see me ». Insoupçonné de la vision. Le dos comme envers du visage. « Si vous ne pouviez pas me voir » : dans ce jeu où Trisha Brown questionne la perception du spectateur, lui refusant le face-à-face, elle donne à voir cette vérité physiologique : le dos est le véritable visage de sa danse. Dé-visager cet envers, c’est accéder à une certaine pré-expressivité du geste contemporain. Le présent musculaire de l’instant dansé résulte d’une architecture patiente : l’histoire d’un corps est sa mémoire ; paysage humain où se forment de nouvelles représentations. Ce que montrait fort judicieusement une séquence de « Splayed mind out » (DATE ???), le spectacle que Meg Stuart avait conçu avec Gary Hill : Une danseuse livrait son dos à l’effet de loupe d’une caméra braquée sur lui, et les seuls mouvements de la colonne vertébrale et des omoplates animaient d’étranges géographies corporelles.
Dans l’exposition première du dos de Raimund Hoghe, quelques spectateurs indisposés n’auront vu qu’incitation « malsaine » à un voyeurisme compassionnel. A un journaliste du « Frankfuert Rundschau », qui lui demandait précisément ce qu l’avait « poussé à monter sur scène », Raimund Hoghe répondait : « Justement parce qu’on ne voit pas souvent des corps comme le mien, et parce que je pense qu’ils ont eux aussi le droit d’exister. (…) Je peux donner corps à une musique sentimentale d’une façon différente qu’un corps parfait. La fêlure est toujours perceptible chez moi. L’avenir des corps m’intéresse aussi beaucoup, à travers la génétique par exemple : un corps comme le mien n’existerait plus. On en aurait fini avec les corps hors normes. Pour beaucoup, le fait de voir sur scène un corps comme le mien est une provocation. (…) Ils reculent alors devant eux-mêmes. Il existe une théorie affirmant que les spectateurs veulent voir sur scène des corps auxquels ils peuvent s’identifier. Avec mon corps, cette identification n’a plus lieu d’être, personne n’a envie d’avoir mon corps. Donc le spectateur est renvoyé à son propre corps, comme un voyeur ». (4)
S’il y a toujours dans la danse ou dans le théâtre un travail de composition d’une altérité, Raimund Hoghe, depuis sa seule présence, vient d’emblée à la scène avec un corps autre, et cette différence, au-delà de l’intime qu’elle met en jeu, est en soi politique. A l‘opposé des « corps sains », parfaits, que véhicule souvent une certaine idéologie (du) spectaculaire. Se souvenir que l’un des tout premiers films de propagande nazie, « Chemin vers la force et la beauté », exaltait la vision de corps triomphants, aguerris par la seule activité physique. Le corps de Raimund Hoghe est un négatif possible à cette terrifiante uniformisation d’un corps glorieux. Et cette venue, au monde et à la scène, d’un corps « difforme » condense dans sa singularité la violence de l’Histoire. Car Raimund Hoghe, d’une voix sans affect, qui n’est pas celle d’un « acteur », parsème son solo de bribes de sa propre biographie. Il y adjoint une évocation de Joseph Schmidt, célèbre ténor juif (et lui aussi « de petite taille ») persécuté par les nazis dans les années 30. Et loin de s’en tenir au seul passé allemand, Raimund Hoghe lance des passerelles hardies dans le présent en associant aux victimes du nazisme les ravages du sida. Il énonce tout cela dans un geste dont la forme n’est en rien vindicative : il dispose sur le plateau du théâtre des portraits d’amis disparus, lit des courriers qu’ils lui ont adressé ; ou encore raconte brièvement des scènes vues dans le métro ou dans la rue. Dans « Lettere amorose » (1999), Raimund Hoghe évoque le sort des étrangers et des réfugiés, à partir de lettres d’amour ou d’anecdotes du quotidien, dans lesquelles l’horreur surgit sans crier gare. Le réel ultra-subjectif d’un homme devient ici proposition de lecture d’une histoire commune. Et c’est depuis cette extrême subjectivité qu’advient ce qui a « lieu d’être » sur une scène.
Bien évidemment, la différence physique ne saurait à elle seule constituer le « lieu d’être » d’un spectacle. A partir de « Meinwärts », Raimund Hoghe n’a cessé de ramifier les contours d’un autoportrait mis en regard du monde. « " Lorsque je travaillais à mon premier solo », confie t-il, « , j'ai commencé par le faire non pas dans un studio, mais dans mon appartement, le plus souvent le soir, À la nuit tombée. Une fenêtre me servait de miroir. Dans l'obscurité elle reflétait mes mouvements et la pièce où je me trouvais. Mais en même temps il était encore possible de regarder vers l'extérieur. (…) Peut-être ces premières tentatives de répétitions devant la fenêtre reflètent-elles aussi ce qui m'intéresse au théâtre : la relation entre le monde intérieur et le monde extérieur, le personnel et le commun, la proximité et la distance, le rêve et la réalité, le passé et le présent ».
« Chambre séparée » (1997), puis « Another Dream » (2000), passent au tamis de la mémoire le sable du temps révolu. Les années 50 et 60 prennent corps dans des refrains d’époque, se distillent en quelques touches où se percutent le temps du quotidien et celui de l’Histoire. Ainsi, dans « Another Dream », Raimund Hoghe se souvient de sa soeur en train de laver l'escalier de la cave alors qu'on annonce l'assassinat de Kennedy. Ici et ailleurs. L’espace de la scène est pour Raimund Hoghe le lieu même d’un espace-temps, chambre noire où se ritualise la nostalgie de ce qui a eu lieu. Le chorégraphe japonais Hideyuki Yano, qui avait constitué une compagnie en France dans les années 80, parlait de la scène comme « fragment d’un espace mental ». C’est de cela qu’il s’agit chez Raimund Hoghe, dans un travail de remémoration qui défait l’agitation quotidienne et agence l’espace et le temps du geste comme dans un jeu de patience. Objets minutieusement disposés sur scène, loupiotes et bougies délicatement installées, inscriptions qu le spectateur perçoit sans toujours les déchiffrer… Raimund Hoghe installe le temps de sa présence dans le volume du regard, en déplie les anfractuosités secrètes.
« Il faut jeter son corps dans la lutte », dit-il parfois en citant Pasolini. Mais Raimund Hoghe a su inventer une lutte ascétique, tissée d’événements minuscules dont la densité cérémonieusement mise en scène dit l’essentielle fragilité de ce qui vient au monde. Dans son plus récent spectacle, « Young people, old voices » (créé dans le cadre de Bruges 2002), Raimund Hoghe invite douze jeunes gens à partager ce «sentiment d'une stupeur personnelle face à ce qui est simple, face à ce qui va de soi, ce qui est quotidien». D’une génération à l’autre, inventer un art du passage qui saurait transmettre cette part d’humanité commune, où devrait s’enraciner, à partir du refus de dominer, la belle diversité de chacun. Hors des territoires usuels de la danse ou du théâtre, Raimund Hoghe donne à voir, dans l’inédit paradoxal d’une représentation, la virtualité réelle des présences, solitaires et communes, qui contiennent le monde.
©Jean-Marc Adolphe
"DITS" n° 2 (publication du MAC's - Musée des Arts Contemporains),
Hornu, Belgique, 2003
(1) - Ces portraits ont été rassemblés dans plusieurs livres : Schwäche als Stärke (La faiblesse est une force), 1976 ; Anderssein. Lebensläufe ausserhalb der Norm (Être différent. Des parcours en dehors des normes), 1982 ; Wo es nichts zu weinen gibt (Où il n’y a pas de quoi pleurer), 1987/90 ; Zeitporträts (Portraits d’une époque), 1993.
(2) - Entretien avec Gérard Mayen, pour le site internet de la revue « Mouvement », Festival Montpellier-Danse, 2001.
(3) - On ne peut que renvoyer, à ce propos, au magnifique essai de Georges Banu, « L’Homme de dos », qui tente une étude comparée des représentations du dos en peinture et dans le théâtre.
(4) - Entretien avec Florian Marzacher, « Frankfurter Rundschau », 21 mars 2002.